4 août 1937 Shangdu, Chine

Les grondements assourdis résonnaient au loin comme un lugubre tambour de guerre tribal. D’abord un « pop » subtil flottait dans les airs, invariablement suivi d’une vibration sourde quelques secondes plus tard. La pause paresseuse entre chaque roulement donnait le faux espoir que le barrage acoustique avait enfin cessé. Puis un nouveau «pop » léger déchirait l’air, énervant tous ceux qui étaient à portée du son, alors qu’ils attendaient la déflagration suivante.

Leigh Hunt sortit d’une tranchée fraîchement creusée et étira ses bras vers le ciel avant de poser une truelle sur un mur en briques d’adobe. L’archéologue du British Muséum, ancien étudiant d’Oxford, arborait la tenue classique : un pantalon kaki et une chemise à deux poches assortie, tous deux maculés d’une fine couche de poussière et de transpiration. Au lieu du casque colonial habituel, il portait un vieux chapeau mou pour protéger sa tête des rayons du soleil d’été. Ses yeux noisette fatigués explorèrent la large vallée qui s’étendait à l’est, dans la direction d’où semblait venir le bruit fracassant. Pour la première fois, on distinguait de petits nuages de fumée à l’horizon qui perçaient les brumes de chaleur du soleil matinal.

— Tsendyn, il semblerait que l’artillerie se rapproche, lança-t-il en direction de la tranchée.

Un petit homme portant une fine chemise en laine cintrée par une large ceinture rouge nouée à la taille se hissa hors de la tranchée. Derrière lui dans la fosse, une équipe d’ouvriers chinois continuait à fouiller le sol sec à l’aide de lourdes pelles et de truelles. Contrairement à ces derniers, le petit homme aux larges épaules avait des yeux légèrement arrondis, enfoncés dans un visage à la peau sombre et cuivrée. Ces traits, les Chinois les reconnaissaient aussitôt comme ceux d’un Mongol.

— Pékin est en train de tomber. Les réfugiés sont déjà en fuite, dit-il en tendant la main vers une petite route en terre à un kilomètre et demi.

Dans un nuage de poussière, une demi-douzaine de charrettes tirées par des bœufs emportaient les possessions les plus précieuses de familles chinoises qui marchaient vers l’ouest.

— Nous devons abandonner les fouilles, monsieur, avant que les Japonais arrivent.

Hunt posa instinctivement la main sur le revolver automatique Webley Fosbery de calibre .45 qu’il portait dans un étui sur la hanche. Deux nuits plus tôt, il avait ouvert le feu sur un petit groupe de bandits qui tentaient de voler une caisse d’objets découverts lors des fouilles. Les infrastructures de la Chine étant en plein effondrement,’ les bandes de voleurs semblaient pulluler, mais la plupart étaient non armés et peu ingénieux. Cependant, croiser la route de l’armée impériale japonaise serait une autre paire de manches.

La Chine implosait rapidement sous le raz-de-marée de la puissance militaire japonaise. Depuis la prise de la Mandchourie en 1931 par l’armée du Guandong, les chefs militaires japonais avaient l’intention de coloniser la Chine tout comme ils l’avaient fait avec la Corée. Six ans d’attaques, de parades et d’incidents grossièrement mis en scène avaient pris fin au cours de l’été 1937 lorsque l’armée impériale japonaise s’apprêtait à envahir le nord de la Chine, de peur que les troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek ne deviennent trop fortes.

Bien que l’armée chinoise surpassât en nombre l’armée japonaise, elle n’était pas de taille à lutter contre l’équipement, l’entraînement et la discipline militaires des Japonais. Utilisant ses ressources le mieux possible, Tchang Kaï-chek combattait les Japonais le jour, puis se retirait la nuit, dans l’espoir de réduire l’avancée de leur armée en les ayant à l’usure.

Hunt écouta le grondement de l’artillerie japonaise qui approchait, signalant la chute de Pékin, et il sut que les Chinois étaient dans le pétrin. La capitale, Nankin, allait subir le même sort, forçant l’armée de Tchang Kaï-chek à se retirer vers l’ouest. Hunt jeta un coup d’œil à sa montre avant de donner ses ordres à Tsendyn.

— Dis aux coolies de cesser toutes les fouilles à midi. Nous mettrons les objets en sécurité et terminerons le rapport final sur le site cet après-midi, puis nous nous joindrons à cette caravane qui ne cesse de grossir.

Un coup d’œil vers la route lui apprit que des groupes désordonnés de soldats de l’armée nationaliste chinoise prenaient eux aussi la route de l’exode.

— Vous partirez à Nankin en avion demain ? demanda Tsendyn.

— En supposant que l’avion se montre. Cela ne sert à rien de se rendre à Nankin dans ces conditions hostiles. J’ai l’intention d’emporter les objets les plus importants et de passer par le nord, Oulan-Bator. Tu devras prendre en charge les objets restants, l’équipement et les provisions avec le convoi de bêtes de somme, j’en ai peur. Tu devrais pouvoir me rejoindre à Oulan-Bator dans quelques semaines. Je t’attendrai là-bas avant de prendre le Transsibérien vers l’ouest.

— Sage décision. Il semble évident que la résistance locale est en train de tomber.

— La Mongolie-Intérieure n’offre guère de valeur stratégique pour les Japonais. Ils vont sans doute se contenter de chasser le reste des forces défensives hors de Pékin, dit-il en tendant le bras vers le barrage d’artillerie au loin. Je les soupçonne de vouloir se retirer bientôt pour profiter de quelques jours voire quelques semaines à piller Pékin avant de reprendre l’offensive. Nous avons tout le temps.

— C’est dommage que nous devions partir maintenant. Nous avions presque terminé de dégager le Pavillon de la Grande Harmonie, déclara Tsendyn le regard perdu sur le labyrinthe de fossés tout autour qui n’était pas sans rappeler les tranchées de la Première Guerre mondiale.

— C’est une véritable honte, dit Hunt en secouant la tête, furieux, même si le site, comme nous l’avons prouvé, avait déjà été passablement saccagé.

Hunt donna un coup de pied dans quelques fragments de marbre et de pierres empilés à ses pieds tout en observant la poussière retomber sur les vestiges de ce qui avait autrefois constitué une imposante construction impériale. Tandis que la plupart de ses confrères archéologues en Chine étaient à la recherche de tombeaux préhistoriques pleins d’objets en bronze, Hunt s’intéressait à une période plus récente, la dynastie Yuan. C’était son troisième été sur le site de Shangdu, à conduire les fouilles du palais d’Été construit en 1260. Pourtant, devant cette colline dénudée parsemée de mottes de terre fraîches, il lui était difficile de visualiser la splendeur passée du palais et des jardins près de huit cents ans plus tôt.

Bien que les écrits historiques chinois conservés ne fournissent que peu de détails, Marco Polo, le voyageur vénitien qui dépeignit minutieusement la Chine du XIIIe siècle et la route de la soie dans son Livre des merveilles, offre une description saisissante de Shangdu à son apogée. Construit sur une vaste éminence au centre d’une cité ceinte de remparts, le palais originel était entouré d’une forêt d’arbres transplantés et de sentiers damés de lapis-lazuli, dont l’éclat nimbait le domaine d’une teinte bleutée. Des jardins ravissants et des fontaines exquises serpentaient à travers les bâtiments du gouvernement et les résidences qui entouraient le « Ta-an Ko », ou Pavillon de la Grande Harmonie, qui faisait office de palais impérial. Construite en marbre vert et en pierre, ornée de dorures, la grande structure, au toit de tuiles vernissées, renfermait nombre de peintures et de sculptures à couper le souffle, réalisées par les plus grands artistes chinois. Utilisé surtout comme résidence d’été par l’empereur afin d’échapper à la chaleur de Pékin, Shangdu se mua rapidement en haut lieu scientifique et culturel. Par la suite, on édifia un centre médical et un observatoire astronomique, ce qui eut pour conséquence d’attirer les scientifiques aussi bien chinois qu’étrangers. Une brise permanente qui soufflait agréablement du haut de la colline rafraîchissait l’empereur et ses invités, tandis qu’il administrait son empire qui s’étendait de la Méditerranée à la Corée.

Mais c’était peut-être le terrain de chasse impérial de plus de quarante kilomètres carrés qui rendait si exceptionnel le palais d’Été. Ce parc arboré, qui comptait de nombreux ruisseaux et où l’herbe était épaisse, foisonnait de cerfs, de sangliers et autres gibiers pour le plaisir de l’empereur et de ses invités. Grâce aux sentiers surélevés, le chasseur pouvait garder les pieds au sec. Les rares tapisseries intactes montrent l’empereur dans son parc, galopant sur son cheval préféré en compagnie d’un guépard entraîné à la chasse.

Mais au cours des siècles, l’abandon, la négligence et le pillage avaient eu raison du palais : il était presque impossible à Hunt de se représenter les luxuriants jardins, les fontaines, les sources et les arbres tels qu’ils existaient à l’époque. Aujourd’hui, le paysage était désolé. Seule une large plaine herbeuse s’étendait, vide, jusqu’aux collines brunes au loin. Le lieu était dépourvu de vie, la gloire passée de la cité réduite à un murmure comme le vent qui bruissait parmi les hautes herbes. Xanadu, le nom romantique de Shangdu popularisé par le poème de Samuel Taylor Coleridge, n’existait plus désormais que dans les imaginations.

Avec l’approbation du gouvernement nationaliste, Hunt avait entrepris des fouilles trois ans auparavant. Truelle par truelle, il avait réussi à reconstituer les fondations du Pavillon de la Grande Harmonie, faisant apparaître un grand vestibule, une cuisine et une salle à manger. Un assortiment d’objets en bronze et en porcelaine retrouvés sous la terre informait sur la vie quotidienne du palais. Mais, à la déception de Hunt, on ne découvrit aucun objet magnifique, ni armée en terre cuite ni vase Ming, qui l’aurait rendu célèbre. Les fouilles étaient presque achevées, il ne restait plus que les vestiges de la chambre royale. Déjà, la plupart de ses collègues avaient fui l’est de la Chine de peur d’être pris dans une guerre civile ou une invasion étrangère. Hunt semblait prendre un goût pervers au tumulte et aux risques courus dans ce site du nord-est de la Chine, non loin de la Mandchourie. Cet amoureux du passé et du drame savait qu’il se trouvait au beau milieu de l’Histoire en marche.

Hunt était également persuadé que le British Muséum serait ravi s’il leur fournissait certains objets pour l’exposition prévue autour de Xanadu. L’invasion japonaise, créant chaos et danger, pouvait en réalité lui être bénéfique. Non seulement cela donnerait encore plus de valeur aux objets qu’il transportait vers l’ouest, mais en plus cela faciliterait les formalités : en effet les autorités locales avaient déjà déserté les villages voisins, et les officiels chargés des antiquités avaient disparu depuis des semaines. Il n’aurait aucun mal à sortir les objets du pays. Enfin, à supposer qu’il puisse en sortir lui-même.

— Je pense que je t’ai retenu assez longtemps loin de ta famille, Tsendyn. Je doute que les Russes autoriseront les Japonais à se faufiler en Mongolie, donc tu devrais être en sécurité loin de cette folie.

— Ma femme sera heureuse de mon retour, dit le Mongol en souriant de ses dents pointues et jaunies.

Le bourdonnement assourdi d’un avion tout proche interrompit leur conversation. Au sud de l’endroit où ils se trouvaient, ils perçurent une petite tache grise qui grossissait dans le ciel avant de virer vers l’est.

— Un appareil japonais de reconnaissance aérienne, déclara Hunt. Ce n’est pas bon signe pour les nationalistes, que les Japonais aient pris possession du ciel.

L’archéologue sortit un paquet de Red Lion et alluma une cigarette sans filtre, tandis que Tsendyn observait nerveusement l’avion qui disparaissait au loin.

— Plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra, dit-il.

Derrière eux dans l’une des tranchées, il y eut soudain un grand vacarme. L’un des ouvriers chinois passa la tête au-dessus du bord, faisant remuer de manière saccadée ses mâchoires crasseuses.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hunt en reposant sa tasse de thé.

— Il dit qu’il a découvert du bois verni, répondit Tsendyn en s’approchant de la tranchée.

Les deux hommes avancèrent jusqu’au bord et regardèrent au fond. L’ouvrier, volubile, pointa avec excitation sa truelle en direction du sol tandis que les autres le rejoignaient. À peine visible dans la poussière à ses pieds, on distinguait un objet jaune carré et plat de la taille d’une assiette de service.

— Tsendyn, occupe-toi de le dégager, aboya Hunt en se débarrassant d’un geste des autres ouvriers.

Tandis que le Mongol sautait dans la tranchée et commençait à repousser soigneusement la terre à l’aide d’une truelle et d’une brosse, Hunt s’empara d’un carnet et d’un crayon. Passant le pouce sur un croquis dessiné à la main du site et des tranchées, il marqua le lieu où l’objet avait été découvert. Puis sur une feuille blanche, il commença à le dessiner tandis que Tsendyn écartait la poussière et la terre et faisait apparaître un coffre en bois laqué jaune. Chaque centimètre carré était couvert de fresques d’animaux et d’arbres, peintes avec mille détails minutieux et incrustées de perles. Curieusement, Hunt remarqua que le couvercle représentait un éléphant. Avec beaucoup de soin, Tsendyn sortit la boîte des sédiments et la posa sur une pierre plate à l’extérieur de la tranchée.

Les ouvriers chinois s’interrompirent tous dans leur tâche et vinrent se rassembler autour de la boîte. Jusque-là, la plupart de leurs découvertes se résumaient à de petits fragments de porcelaine et, parfois, d’un morceau de jade sculpté. C’était là certainement l’article le plus impressionnant découvert au cours de leurs trois années de fouilles.

Hunt prit le temps d’étudier la boîte avant de la prendre entre ses mains. Il y avait quelque chose de lourd à l’intérieur, qui bougeait lorsqu’on la déplaçait. Sous ses pouces, au milieu de la fine paroi, il sentit une couture. Le coffret, scellé pendant près de huit cents ans, protesta au début puis la serrure se fit entendre. Hunt le posa par terre, passa ses doigts avec excitation tout autour du bord puis tira sur le couvercle jusqu’à ce qu’il s’ouvre en grinçant. Tsendyn et les autres ouvriers s’approchèrent tous, se tenant par les épaules comme des joueurs de rugby et tendant le cou pour découvrir ce qu’il renfermait.

Nichés au fond, se trouvaient deux objets dont Hunt se saisit afin que tous puissent les voir. Une peau d’animal tachetée, de couleur noire et jaune, évoquant la robe camouflage d’un léopard ou d’un guépard, était roulée comme un parchemin, et aux deux extrémités étaient nouées des lanières de cuir. Le deuxième objet était un tube en bronze patiné, scellé d’un côté, mais seulement fermé de l’autre par un bouchon. Les ouvriers chinois souriaient et riaient à la vue des objets, ignorant leur signification, mais supposant avec raison qu’ils devaient avoir une grande importance.

Hunt posa la peau de guépard et examina le lourd tube en bronze. Avec le temps, il avait pris une teinte vert profond, qui mettait en valeur le dragon élégamment dessiné qui s’étendait sur toute la longueur ; la queue de l’animal mythologique s’enroulait autour du bouchon du tube comme une corde.

— Allez-y, ouvrez ! s’exclama Tsendyn avec impatience.

Hunt dévissa sans mal le bouchon, puis il approcha le tube de ses yeux et regarda l’intérieur. Ensuite, il le retourna et le secoua, faisant glisser le contenu dans sa paume gauche.

Il s’agissait d’un rouleau de soie, d’une teinte bleu pâle. Tsendyn étendit une couverture sur le sol aux pieds de Hunt, puis il s’agenouilla sur le tissu et déplia avec un soin minutieux le rouleau de soie qui mesurait près d’un mètre cinquante de long. Tsendyn remarqua que le Britannique, habituellement imperturbable, avait les mains qui tremblotaient légèrement en aplatissant les plis de la soie.

Un paysage pittoresque y était peint. Le sommet d’une montagne avec de profondes vallées, des gorges et des ruisseaux y étaient magnifiquement détaillés. Mais ce tissu était manifestement bien plus qu’une œuvre d’art ornemental. Le long de la bordure gauche, était calligraphié un paragraphe de texte ; l’archéologue reconnut les caractères ouïgours, cette écriture primitive mongole empruntée aux premiers colons turcs dans les steppes asiatiques. Dans la marge de droite se trouvait une séquence d’images plus petites, dépeignant un harem, des hordes de chevaux, de chameaux ainsi que d’autres animaux, et un contingent de soldats armés entourant plusieurs coffres de bois. Le paysage lui-même paraissait figé, à l’exception d’une unique figure au centre du rouleau de soie. Debout sur une petite éminence, se trouvait un chameau harnaché d’une selle sur laquelle étaient inscrits des mots. Bizarrement, on avait dépeint le chameau en pleurs, versant des larmes gigantesques qui tombaient jusqu’au sol.

Tandis qu’il étudiait la peinture sur la soie, le front de Hunt se couvrit d’une légère sueur. Il sentit soudain son cœur battre la chamade et dut se forcer à prendre une grande inspiration. C’était impossible, songea-t-il.

— Tsendyn... Tsendyn, murmura-t-il, craignant presque de poser la question. C’est de l’écriture ouï-gour. Saurais-tu la déchiffrer ?

Les yeux de l’assistant mongol s’écarquillaient à mesure que lui aussi comprenait la signification de l’image. Il bégaya et marmonna en essayant de traduire pour Hunt.

— Les phrases de gauche offrent une description de la montagne du dessin. « Chez lui au sommet du mont Burkhan Khaldun, niché dans les monts Khentii, notre empereur dort. Le fleuve Onon étanche sa soif, entre les vallées des damnés. »

— Et sur le chameau ? chuchota Hunt d’une voix tremblante en tendant le doigt vers le centre du dessin.

— Temüdjin Khagan, répondit Tsendyn à mi-voix, étranglé par le respect.

— Temüdjin.

Hunt répéta le mot comme s’il était en transe. Contrairement aux ouvriers chinois qui ne s’en rendaient pas compte, Hunt et Tsendyn étaient sous le choc : c’était une découverte capitale. Une vague de chaleur envahit Hunt tandis qu’il se remettait de son émotion. Tout en essayant de conserver une attitude rationnelle, il était subjugué par le pouvoir évocateur de ce dessin  – le chameau qui pleurait, les offrandes, la description des lieux. En plus de cela, le nom sur le dos du chameau : Temüdjin. C’était le nom de naissance d’un garçon qui avait grandi dans une tribu et qui était devenu le plus grand conquérant du monde. L’Histoire se souviendrait de lui sous son nom royal : Gengis Khan. Cette ancienne peinture sur soie ne pouvait être qu’un plan du site mystérieux du tombeau du chef mongol.

Hunt s’effondra à genoux en prenant conscience de ce qui lui arrivait. Le tombeau de Gengis Khan était l’un des sites archéologiques les plus recherchés au monde. Ce conquérant légendaire avait uni les tribus mongoles des steppes asiatiques avant d’entreprendre une conquête d’une ampleur inégalée. Entre 1206 et 1223, lui et ses hordes nomades assujettirent le monde, étendant leurs conquêtes aussi loin que l’Égypte à l’ouest et que la Lituanie au nord. Gengis mourut en 1227 au faîte de sa puissance, et on raconte qu’il repose dans les monts Khentii en Mongolie, non loin de son lieu de naissance. Dans la tradition mongole, il fut pourtant enterré secrètement avec quarante concubines, et le site, pourvu de richesses incroyables, fut dissimulé par ses sujets après l’enterrement. Les fantassins qui accompagnaient le cortège furent mis à mort, tandis que les officiers durent jurer le silence sous peine d’une punition similaire.

Tous les indices concernant la situation du tombeau disparurent à la mort de ceux qui étaient dans le secret et qui l’avaient gardé. Seul un chameau, selon la légende, avait découvert le site environ dix ans plus tard ou plus exactement une chamelle, la mère de l’un des animaux enterrés avec l’empereur, qui avait été retrouvée en pleurs au milieu des monts Khentii. Le propriétaire de la chamelle s’aperçut qu’elle pleurait son fils perdu, enseveli sous ses pieds, dans le tombeau de Gengis Khan. Pourtant le conte se terminait là, l’éleveur gardant le secret, et la tombe de Gengis Khan était restée secrète, intacte au milieu des montagnes mongoles de sa naissance.

Aujourd’hui sous les yeux de Hunt, la légende se réveillait grâce à la peinture sur soie.

— C’est une découverte sacrée, chuchota Tsendyn. Elle nous mènera au tombeau du Grand Khan.

Tsendyn parlait avec un respect mêlé de crainte.

— Oui, approuva Hunt bouche bée, imaginant la célébrité qui serait la sienne s’il était à l’origine de la découverte du tombeau de Gengis Khan.

Craignant soudain de révéler l’importance de ce rouleau de soie aux ouvriers chinois, dont l’un pouvait être en cheville avec des bandits, Hunt roula précipitamment le tissu et l’inséra dans le tube qu’il replaça dans le coffret laqué avec la peau de guépard. Puis il emballa la caisse dans une étoffe et la rangea dans une vaste sacoche en cuir, qu’il garda fermement dans sa main gauche pour le reste de la journée.

Après avoir passé au crible le lieu où on l’avait découvert la boîte sans rien trouver d’autre, Hunt ordonna à contrecœur de cesser les fouilles. Dans le calme, les ouvriers ramassèrent pelles, pioches et brosses, qu’ils rangèrent dans une charrette en bois avant de rejoindre la file pour toucher leur maigre salaire. Bien qu’ils ne fussent payés que quelques pennies par jour, plusieurs hommes s’étaient battus pour obtenir ce travail fatigant, rare opportunité dans ces provinces chinoises frappées par la pauvreté.

Après le dîner, une fois l’équipement et les objets d’art rangés en sécurité dans trois charrettes en bois et les ouvriers chinois partis, Hunt se retira sous sa tente de toile en compagnie de Tsendyn afin d’y empaqueter ses affaires. Pour la première fois, il ressentait un malaise en retranscrivant les événements de la journée dans son journal. Cette découverte de dernière minute le rendait soudain plus conscient des dangers qui l’entouraient. Des pillards et des bandits avaient saccagé d’autres sites de fouilles dans la province du Shanxi, et l’un de ses confrères avait été battu et frappé à coups de pistolet par des bandits à la recherche d’objets en bronze vieux de trois mille ans. Il y avait aussi l’armée japonaise qui, même si elle ne prendrait pas le risque de blesser un citoyen britannique, pouvait très bien s’approprier son travail et ses découvertes. Et qui sait, peut-être la découverte du tombeau de Gengis Khan serait-elle maudite, tout comme la découverte du tombeau de Toutankhamon par lord Carnarvon et son équipe ?

Après avoir mis en sécurité la sacoche sous sa couchette, il dormit d’un sommeil agité, assailli par une myriade de pensées qui martelaient son esprit comme le maillet d’un forgeron. La nuit semblait d’autant plus menaçante que le hurlement du vent secoua la tente jusqu’au matin. À l’aube il se leva, hébété, soulagé de trouver la sacoche saine et sauve sous sa couchette, et constatant qu’on ne voyait toujours aucun militaire japonais à l’horizon. Non loin de la tente, Tsendyn, assisté de deux orphelins chinois, faisait cuire de la viande de chèvre sur le feu.

— Bonjour, monsieur. Voici du thé chaud.

Tsendyn sourit en tendant à Hunt une tasse du breuvage brûlant.

— Tout l’équipement est empaqueté, et les mules ont été attelées. Nous pouvons partir dès que vous le souhaitez.

— C’est parfait. Plie ma tente, s’il te plaît, et prends grand soin de la sacoche sous le lit, dit-il en s’asseyant sur une caisse en bois pour boire son thé en contemplant le lever du soleil.

Les premiers tirs d’artillerie résonnèrent une heure plus tard tandis qu’ils quittaient le site de Shangdu à bord de trois voitures tirées par des mules. À moins de deux kilomètres dans la plaine balayée par le vent, se trouvait la bourgade poussiéreuse de Lanqui, qu’ils dépassèrent pour rejoindre un petit cortège de réfugiés qui se dirigeaient vers l’ouest. Vers midi, le bruit des sabots des mules résonna dans la vieille ville de Duolun, où ils s’arrêtèrent pour déjeuner dans une gargote au bord de la route. Après avoir avalé un potage de nouilles fade saupoudré d’insectes morts, ils se rendirent jusqu’à un vaste pré plat en bordure de la ville. Assis sur l’une des charrettes, Hunt scrutait le ciel partiellement nuageux. Avec une ponctualité d’horloge suisse, un bourdonnement lointain déchira l’air, et l’archéologue observa la petite tache argentée grossir devant les nuages en se rapprochant de l’aérodrome de fortune. Il tira un mouchoir de sa poche, l’accrocha à un bâton et l’enfonça dans le sol, de manière à improviser une manche à air.

Avec légèreté, le pilote décrivit une large courbe descendante, puis, d’un mouvement rapide, il posa le bruyant avion métallique sur la pelouse. Hunt fut soulagé de constater que l’appareil était un Fokker F. VIIB à trois moteurs, un appareil sûr et adapté au survol d’étendues de terres vierges isolées. Il nota avec intérêt le nom Blessed Betty peint sous la vitre du cockpit. Les moteurs s’étaient à peine éteints dans un gargouillis que la porte du fuselage s’ouvrit violemment et que deux hommes en veste de cuir usé sautèrent à terre.

— Hunt ? Je suis Randy Schodt, lança le pilote, un homme de grande taille au visage buriné, mais amical, qui parlait avec l’accent américain. Mon frère Dave et moi nous sommes là pour vous accompagner jusqu’à Nankin, comme le dit notre contrat, ajouta-t-il en tapotant un papier plié dans sa poche poitrine.

— Que font donc deux Yankees comme vous par ici ? se demanda Hunt d’un air songeur.

— C’est plus rigolo que de travailler sur un chantier naval chez nous à Erie en Pennsylvanie, dit avec un sourire Dave Schodt, un homme affable comme son frère et prompt à plaisanter.

— Nous travaillons pour le ministre chinois des chemins de fer, en soutien aux extensions de voies ferrées sur la ligne Pékin-Shanghai. Bien sûr, notre travail s’est arrêté brusquement à cause de cette histoire regrettable avec les Japonais, expliqua Randy Schodt avec une grimace.

— Je vais vous demander un petit changement de destination, dit Hunt en coupant court aux bavardages. J’ai besoin que vous m’emmeniez à Oulan-Bator.

— En Mongolie ? demanda Schodt en se grattant la tête. Eh bien tant que nous ne nous dirigeons pas droit sur l’armée nipponne, ça me va.

— Je m’occupe du plan de vol, il me faut vérifier que nous avons le rayon d’action nécessaire, dit Dave en regagnant l’avion. Espérons qu’ils auront une station-service à notre arrivée, dit-il en riant.

Avec l’aide de Schodt, Hunt supervisa le chargement des objets les plus précieux et des outils à l’intérieur du Fokker. Lorsque l’habitacle fut pratiquement rempli de caisses de bois, Hunt s’empara de la sacoche en cuir contenant le coffret et la posa sur le siège du passager avant.

— Cela fera deux cent vingt kilomètres de moins que le vol pour Nankin, mais nous devons prendre en compte le retour, ce qui excède le contrat prévu par le British Muséum, expliqua Schodt en étalant une carte de la région sur une pile de caisses.

Oulan-Bator, la capitale de la Mongolie, était marquée par une étoile dans la région du centre-nord du pays, à plus de six cents kilomètres de la frontière chinoise.

— Vous avez mon autorisation, rétorqua Hunt en tendant au pilote une requête manuscrite stipulant le changement d’itinéraire. Je vous assure que le musée honorera la dépense supplémentaire.

— Bien entendu, dit Schodt en riant, ils ne voudraient pas que vos objets d’art finissent au musée de Tokyo ! Dave a fait le plan de vol pour Oulan-Bator, dit-il en fourrant la note dans sa poche. Il a promis que nous pouvons y arriver sans escale. Comme nous survolerons le désert de Gobi, vous avez de la chance que le Blessed Betty ait des réservoirs de carburant supplémentaires. Nous partons dès que vous êtes prêt.

Hunt s’approcha des deux charrettes qui restaient, encore chargées d’équipement. Tsendyn tenait les rênes de la mule de tête, caressant les oreilles de l’animal.

— Tsendyn, nous avons eu un été difficile, mais fructueux. Sans toi, l’expédition n’aurait pas été un tel succès.

— J’en suis honoré. Vous avez rendu un grand service à mon pays et à son héritage culturel. Mes descendants en seront particulièrement reconnaissants.

— Emporte le reste à Shijiazhuang, où tu pourras prendre le train pour Nankin. Un représentant du British Muséum viendra à ta rencontre pour organiser l’expédition des articles vers Londres. Je t’attendrai à Oulan-Bator, où nous ferons des recherches sur notre dernière découverte.

— J’attends cela avec grande impatience, répliqua Tsendyn en serrant la main de l’archéologue.

— Adieu, mon ami.

Hunt grimpa à bord du Fokker chargé tandis que les trois moteurs de l’avion Wright Whirlwind de 220 chevaux s’allumaient en ronronnant. Tsendyn regarda Schodt tourner l’avion face au vent puis pousser les gaz à fond. Dans un vacarme assourdissant, l’appareil rebondit plusieurs fois sur le pré avant de s’élever lentement dans les airs. Décrivant un gracieux arc de cercle au-dessus du champ, Schodt fit virer le gros avion vers le nord-ouest en direction de la frontière mongole tout en prenant de l’altitude.

Tsendyn resta debout dans le pré et regarda l’appareil se fondre à l’horizon en même temps que le bruit des moteurs se dissipait. C’est seulement lorsque l’avion eut complètement disparu de sa vue qu’il passa la main dans la poche de sa veste pour se rassurer. Le rouleau de soie était toujours là, comme depuis les premières heures de la nuit.

* * *

Ils étaient partis depuis deux heures quand Hunt ouvrit la sacoche et en sortit le coffret en bois laqué. L’ennui du voyage mêlé à l’excitation de la découverte était insupportable, et il brûlait d’envie de tenir entre ses doigts la peinture sur soie une fois de plus. Le coffret entre les mains, il sentit le poids familier du tube de bronze rouler à l’intérieur de manière rassurante. Pourtant, il eut l’impression que quelque chose clochait. Soulevant le couvercle, il trouva là peau de guépard roulée serrée et poussée sur le côté, comme auparavant. Le tube de bronze était à côté, apparemment intact. Mais lorsqu’il se saisit du tube, il lui sembla plus lourd que dans son souvenir. D’une main tremblante, il ôta rapidement le bouchon et du sable s’écoula sur ses genoux. Comme le dernier grain tombait, il regarda à l’intérieur et découvrit que le rouleau de soie avait disparu.

Les yeux exorbités, il prit conscience qu’il avait été dupé et il reprit son souffle avec peine. Le choc se transforma rapidement en colère et dès qu’il eut retrouvé sa voix, il se mit à crier :

— Demi-tour ! Faites demi-tour ! Nous devons retourner immédiatement !

Mais sa plainte ne fut pas entendue. Dans le cockpit, les deux pilotes avaient soudain d’autres soucis à affronter.

* * *

Le bombardier Mitsubishi G3M, connu à l’Ouest sous le nom de Nell, n’était pas en mission de combat. Seul à une altitude de deux cent soixante-quinze mètres, nonchalant, l’appareil bimoteur effectuait un travail de reconnaissance afin d’étudier les capacités aériennes de la Russie dont on disait qu’elles avaient essaimé jusqu’en Mongolie.

Après une conquête aisée de la Mandchourie et une avancée fructueuse dans le nord de la Chine, les Japonais avaient des vues de plus en plus précises sur les importantes villes portuaires et les mines de charbon de Sibérie au nord. Méfiants, les Russes avaient déjà posté leurs troupes défensives en Sibérie, et signé récemment un pacte de défense avec la Mongolie qui autorisait le déploiement de troupes et d’avions dans ce pays presque désert. Les Japonais étaient déjà occupés à rassembler des informations, à tester et sonder les lignes défensives ennemies, en préparation d’une offensive vers le nord qui serait lancée depuis la Mandchourie à la mi-1939.

Le Neil était arrivé vide pour sa mission dans l’est de la Mongolie, et il n’avait trouvé aucun indice de déploiement de troupes ni de construction de pistes d’atterrissage destinées à des appareils russes. Si jamais il y avait une activité militaire russe en Mongolie, elle devait se trouver bien plus loin au nord, conclut le pilote japonais. En dessous de lui de temps à autre, rien d’autre que des tribus nomades, qui erraient dans l’étendue vide du désert de Gobi avec leurs troupeaux de chameaux.

— Il n’y a rien que du sable ici, déclara avec un bâillement le copilote du Neil, un jeune lieutenant du nom de Miyabe. Je ne sais pas pourquoi cette région inquiète le chef d’escadrille.

— Je suppose qu’il la considère comme une zone tampon avec les territoires du Nord, plus précieux, répliqua le capitaine Nobuju Negishi. J’espère seulement que nous serons envoyés sur le front lorsque l’invasion se produira au nord. Nous sommes en train de rater toute l’action à Shanghai et Pékin.

Tandis que Miyabe contemplait le sol plat sous l’avion, un éclair de lumière attira son regard. Scrutant l’horizon, il en identifia la source en plissant les yeux.

— Monsieur, un avion devant nous, légèrement en dessous, dit-il en tendant sa main gantée en direction de l’appareil.

Negishi repéra rapidement l’avion. C’était le Fokker trimoteur argenté, qui volait vers le nord-ouest en direction d’Oulan-Bator.

— Il va croiser notre trajectoire, remarqua le pilote japonais en haussant le ton. Enfin une chance de se battre !

— Mais monsieur, ce n’est pas un avion de combat. Je ne crois même pas qu’il soit chinois, déclara Miyabe en observant les inscriptions sur le Fokker. Nous avons reçu pour ordre de ne prendre en chasse que des avions militaires chinois.

— Cet appareil représente un risque, expliqua Negishi en balayant l’objection. De plus, ce sera un bon entraînement, lieutenant.

Aucun militaire japonais n’aurait été sanctionné pour un comportement agressif sur le front chinois, il le savait bien. En tant que pilote de bombardier, il aurait peu d’occasions de combattre et de détruire d’autres avions en plein ciel. C’était une chance rare et il ne voulait pas la laisser passer.

— Tireurs, à vos postes, aboya-t-il dans l’interphone. Préparez-vous pour une action air-air.

L’équipage du bombardier, composé de cinq hommes, eut un regain d’énergie immédiat alors qu’ils se positionnaient pour la bataille. Plutôt que de jouer le rôle du gibier pour des avions de combat plus petits et plus rapides, comme c’était leur lot quotidien, les hommes du bombardier devinrent tout à coup des chasseurs. Le capitaine Negishi calcula mentalement la trajectoire du trimoteur, puis il relâcha la pression sur les gaz et fit virer le bombardier qui traça lentement une large courbe vers la droite. Le Fokker se retrouva sous eux jusqu’à ce que Negishi termine sa courbe, plaçant le bombardier juste derrière le trimoteur argenté.

Negishi remit les gaz pour poursuivre le Fokker. Avec une vitesse maximale de trois cent quarante-cinq kilomètres-heure, le Mitsubishi était presque deux fois plus rapide que le Fokker et le rattrapa facilement.

— Préparez les mitrailleuses avant, ordonna Negishi lorsque l’avion désarmé se rapprocha dans les viseurs.

Mais le trimoteur ne comptait pas jouer les canards d’argile. Randy Schodt avait repéré le bombardier le premier et il suivit des yeux sa trajectoire. Son espoir de voir l’avion japonais passer sans hostilité s’évanouit lorsqu’il vit le Mitsubishi prendre position carrément derrière lui, et s’accrocher à sa queue plutôt que de passer à côté de lui.

Incapable de distancer l’avion de combat plus rapide, il opta pour la seule solution qui lui restait.

Le tireur de l’avion japonais venait de décocher une première volée de sa mitrailleuse 7.7 mm lorsque le trimoteur vira fortement à gauche, semblant perdre de la vitesse. Les balles se dispersèrent dans le ciel, inoffensives, tandis que le bombardier dépassait rapidement le Fokker.

Negishi fut pris complètement au dépourvu par cette manœuvre soudaine et il poussa un juron en essayant d’effectuer un demi-tour afin de poursuivre le petit avion. Le crépitement du feu de la mitrailleuse résonna dans tout le fuselage tandis qu’un tireur latéral suivait la feinte du Fokker en essayant de l’arroser d’une longue rafale.

À l’intérieur du Fokker, Hunt injuriait copieusement les pilotes en voyant tomber les caisses de ses précieux objets. Un terrible bruit confirma qu’une pièce de porcelaine venait d’être écrabouillée par les violents virages de l’avion. Lorsque le Fokker vira sur la droite, Hunt aperçut par son hublot le bombardier japonais et prit conscience du danger.

Dans le cockpit, Schodt mettait en œuvre toutes les ruses imaginables pour désarçonner le Mitsubishi, espérant qu’il abandonnerait la poursuite. Mais le pilote japonais, mis en colère par la première feinte, ne lâchait pas le Fokker. De temps à autre, Schodt effectuait une figure de voltige pour essayer de semer le bombardier, ce qui obligeait l’avion japonais à décrire une boucle avant de retrouver le trimoteur dans son viseur. Mais le chasseur n’abandonnait pas, et Schodt retrouva bientôt le Mitsubishi derrière lui avant que l’un des tireurs ne les atteigne.

L’empennage arrière fut le premier à voler en éclats, déchiqueté par une volée de plomb. Negishi se lécha les babines, conscient que l’avion ne pouvait plus tourner ni à droite ni à gauche sans le contrôle du gouvernail arrière. Avec un sourire de loup, il rapprocha le bombardier de sa proie. Lorsque le tireur fît feu une deuxième fois, il eut la surprise de voir le Fokker feinter de nouveau sur la droite, puis partir en décrochage.

Schodt n’avait pas dit son dernier mot. Tandis que Dave s’occupait des gaz sur les moteurs montés sur les ailes, Randy réussit encore à plonger pour esquiver le Mitsubishi. Une fois de plus, les coups de feu atteignirent le fuselage sans faire de dégâts et Hunt grimaça en constatant qu’une nouvelle caisse d’objets archéologiques avait été touchée.

Maintenant qu’il connaissait la tactique de son adversaire, Negishi fit décrire un très grand arc de cercle à son bombardier, de manière à approcher latéralement du Fokker. Cette fois, impossible d’échapper aux tirs, et le moteur de l’aile droite du Fokker se désintégra sous une tempête de balles. Un nuage de fumée se forma sous le moteur et Schodt ferma la conduite de carburant avant qu’il ne prenne feu. À l’aide des deux moteurs restants, il continua à se battre avec adresse pour maintenir le Fokker dans les airs et en sécurité, mais le répit fut de courte durée. Un tir bien placé du mitrailleur de la tourelle supérieure du Mitsubishi trancha les gouvernes de profondeur du Fokker et mit un terme définitif à la carrière du Blessed Betty.

Sans plus de possibilité de contrôler l’altitude, le trimoteur blessé commença à descendre à plat. Schodt regarda, impuissant, le Fokker plonger vers la poussière, les ailes entrouvertes. Étonnamment, l’appareil garda son équilibre, glissant vers le sol, le nez baissé imperceptiblement vers l’avant. Éteignant les derniers moteurs juste avant l’impact, Schodt sentit le bord d’attaque de l’aile gauche entailler le sol la première, projetant l’avion dans une pirouette maladroite.

L’équipage de l’avion japonais observa avec une légère déception le Fokker faire la roue sur le sol, sans exploser ni brûler. Le trimoteur argenté exécuta seulement deux tonneaux avant de glisser la tête en bas dans un ravin sablonneux.

En dépit de la difficulté à abattre cet avion civil, une acclamation éclata à bord du Mitsubishi.

— Bien joué, messieurs, mais la prochaine fois nous devrons faire mieux, les félicita Negishi avant de virer pour regagner sa base en Mandchourie.

À bord du Fokker, Schodt et son frère furent tués sur le coup dès le premier tonneau, qui avait écrasé le cockpit. Hunt survécut à l’atterrissage forcé, mais il avait la colonne brisée et la jambe gauche presque sectionnée. Il s’accrocha douloureusement à la vie pendant près de deux jours avant de périr parmi les miettes du fuselage. Jusqu’au dernier instant, il serra le coffret en bois contre sa poitrine en maudissant sa soudaine déveine. Tandis que son dernier souffle le quittait, il n’avait pu prendre conscience qu’il tenait entre ses mains la clé du trésor le plus magnifique au monde.